Chapitre 26
Spade jeta un regard entendu sur la pendule, puis sur une assiette posée sur la table.
— Ton petit déjeuner est froid.
Je jetai moi aussi un œil à la pendule. Nous aurions dû être descendus depuis une heure, mais bon… Certaines choses passaient avant nos estomacs.
Je m’assis devant ce que je supposais être mon assiette. Le brie fondu dans le croissant avait une allure de cire, les œufs étaient desséchés, et les poivrons coupés en julienne avaient perdu leur lustre originel ; Rodney se mit à préparer une autre cafetière, visiblement convaincu que la précédente ne servirait à rien.
Je souris à Spade.
— Ne t’en fais pas, les plats sont à température ambiante. C’est ce que je préfère.
J’engouffrai ma nourriture avec un appétit féroce tandis que Bones et Spade partaient en quête d’un petit déjeuner liquide. Une fois qu’ils furent sortis de mon champ de vision, j’entendis Annette se joindre à eux. Où étaient mes gardes du corps ? Comme Mencheres se trouvait dans la pièce attenante à la cuisine, je n’avais rien à craindre. De plus, j’étais prête à parier que Rodney n’était pas notre traître. Pas plus, bizarrement, que le vampire qui se glissa dans la cuisine.
Vlad s’assit à mes côtés sans prêter attention au regard hostile de Rodney.
— Vu les couleurs qui sont de retour sur ton visage, observa Vlad, on dirait que Bones n’est pas le seul à avoir ressuscité.
Je m’appuyai contre le dossier de ma chaise pour siroter mon café. Il observa ma tasse avec un sourire sardonique.
— Ah, un bon café bien chaud. Tu dois en avoir besoin après cette nouvelle nuit sans sommeil.
Je sentis le rouge me brûler les joues. Vlad gloussa tout en se curant négligemment les ongles.
— Franchement, Cat, il n’y a pas de quoi être aussi gênée. La chambre est peut-être insonorisée, mais les pensées traversent même les murs les plus épais. J’ai eu moi-même du mal à dormir avec tous ces cris qui résonnaient dans ma tête.
Dieu tout-puissant, je n’avais pas songé à cela. Je faisais l’expérience de ce que l’on devait ressentir en voyant quelqu’un tomber sur les vidéos de ses propres ébats.
— Plus jamais je ne t’inviterai chez nous, marmonnai-je entre mes dents en m’absorbant dans la contemplation de ma tasse de café. Dire que j’en étais presque arrivée à te trouver sympathique. Maintenant, c’est du passé.
Le large sourire dont me gratifia Vlad était aussi carnassier que charmant.
— Et moi qui me lamentais en pensant que j’avais laissé passer ma chance d’approfondir notre amitié. Heureusement, je ne suis pas aussi naïf que l’autre. Jamais tu ne quitteras Bones. Le garçon devrait l’admettre et passer à autre chose.
Je me raidis. La phrase de Vlad m’indiquait que lui non plus ne croyait pas à la culpabilité de Tate. Car il savait très bien que si Tate était coupable, ce dernier n’avait plus aucun avenir duquel se soucier.
— Je t’en suis reconnaissante.
L’expression de Vlad se fit soudain sérieuse alors qu’il changeait rapidement de sujet.
— Eh temps normal, tu pourrais l’être. Mais, dans ce cas précis, je n’ai fait que payer une dette, tu ne m’es donc redevable de rien.
— Arrête, Vlad, tu casses ton mythe. La magnanimité ne te va pas.
Il sourit.
— Très juste. Tu m’as dit un jour avoir lu mon histoire. Dans ce cas, tu sais que j’ai été marié. Lors d’une bataille près de chez moi, j’ai reçu un coup à la tête. Il aurait dû être mortel, mais cela faisait déjà plusieurs semaines que j’étais un vampire. Lorsque l’aube arriva, je m’endormis, comme le font tous les jeunes vampires, le front maculé de sang. Mes hommes ont cru que j’avais été tué. Un soldat courut jusque chez moi pour informer mon épouse de mon sort. Tu sais ce qui s’est passé ensuite.
Oui, je le savais. Elle s’était suicidée en sautant du toit du château, pensant ainsi échapper à la captivité, ou à un sort encore plus sombre aux mains de ses ennemis.
Et près de six cents ans plus tard, Vlad était intervenu pour m’empêcher de commettre la même erreur.
Il fit glisser sa main balafrée sur la table jusqu’à la mienne.
— Ma femme est montée seule sur le toit, alors que j’aurais dû être là. Je ne lui avais pas révélé ce que j’étais. Elle était déjà horrifiée par ce que j’avais dû faire pour assurer la sécurité de mes gens, et je craignais que la perte de mon humanité ne fasse qu’agrandir le fossé qui nous séparait. J’avais prévu de lui dire la vérité plus tard… mais, d’un seul coup, il n’y a plus eu de plus tard. Depuis son départ, j’ai fait plusieurs autres choses qui l’auraient révoltée, mais ce jour-là, avec toi… j’ai senti qu’elle me souriait. Cela ne m’était plus arrivé depuis très longtemps.
Il se leva brusquement.
— Ne gâche pas ce que tu as. Ou tu passeras le reste de tes jours à le regretter. Bones ne devrait pas avoir peur de te révéler tout ce qu’il est, même s’il n’est qu’un manant crâneur qui a reçu largement plus de dons qu’il le méritait.
Il avait prononcé ces derniers mots plus fort, car Bones revenait justement, si j’en croyais les bruits de pas mesurés qui approchaient. Je souris à Vlad avec ironie.
— Ça, c’était un coup bas, tu le sais ?
— Bien sûr que oui. C’est l’une de mes nombreuses et méprisables qualités. Mais tu sais, Catherine… (Il se pencha vers moi pour que personne d’autre ne puisse l’entendre.) Je ne t’aurais jamais laissé sauter.
Vlad sortit dès qu’il eut prononcé ces mots en passant par l’autre porte de la cuisine. Cette fois-ci, j’étais presque certaine que son désir d’éviter Bones tenait moins à leur inimitié qu’au fait qu’il n’avait pas envie d’être de nouveau remercié. Comme s’il ne voulait pas qu’on lui rappelle qu’il avait fait une bonne action.
Bones pénétra dans la cuisine en regardant la silhouette de Vlad qui s’éloignait derrière moi. Puis il leva les yeux au ciel.
— Bon sang, Chaton, ne me dis pas que tu apprécies ce crétin prétentieux !
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Je crois bien que si.
La nuit précédente, Bones m’avait assuré que Tate était enfermé dans des conditions confortables et qu’il n’avait pas été torturé. Lorsque je vis sa minuscule cellule, qui tenait plus de l’oubliette, je laissai éclater ma colère.
— C’est ça que tu appelles confortable ? J’imagine que selon tes critères les damnés du septième cercle de l’enfer sont juste un peu à l’étroit ?
Bones ne broncha pas devant mon ton rageur. Il regarda la forme ensanglantée et attachée au mur qui se tenait devant nous.
— Il n’est pas blessé, juste immobilisé. Le sang date certainement d’hier soir. Je suis d’accord qu’il aurait préféré dormir dans un lit moelleux et mordre dans une gorge bien juteuse au réveil, mais il est loin d’être maltraité vu ce qu’il a fait.
Il avait prononcé ces mots d’une voix claire et mordante, à l’intention de tous ceux qui écoutaient aux portes. Je me retins d’exiger qu’il détache Tate. Après tout, il y avait toujours un vrai traître en liberté, et nous ne connaissions pas son identité.
— Tu es le salopard le plus veinard du monde, marmonna Tate d’une voix chargée de haine, des flammes vertes dans les yeux.
Bones rit.
— Tu sais, mon pote, quand je me suis réveillé ce matin avec Cat endormie dans mes bras, je me suis effectivement senti très chanceux.
Tate jura et se raidit dans ses fers.
Ian gloussa et donna une tape dans le dos de Bones. C’est lui qui avait été de garde toute la nuit.
— Notre ami n’a pas arrêté de te maudire depuis ton retour, Crispin. J’ai passé une nuit très agréable à l’écouter. Ah, Rodney, c’est ton tour ? Tant mieux, je suis vanné.
— Merci, Ian, va te reposer. On se parlera plus tard.
Même si Ian n’entrait pas dans les deux, ni même les trois premières places, Bones le plaçait très haut sur la liste de gens qu’il croyait innocents. Pour ma part, je pensais que Ian était capable d’avoir voulu sa mort, mais Bones n’était pas de cet avis. Comme Tate représentait un danger pour le véritable coupable, nous devions le faire surveiller par des personnes fiables.
Il ne resta bientôt plus dans la pièce que Rodney, Bones, Tate et moi. Nous étions sous terre, dans une zone parfaitement close qui ne disposait que d’une sortie. Ce serait notre seule et unique chance de pouvoir parler sans éveiller les soupçons ; ensuite, cela ne manquerait pas de paraître suspect. Mais pour l’heure, il était tout à fait logique que je veuille parler au traître qui avait vendu Bones.
— Comment as-tu pu faire ça, Tate ? demandai-je.
Les sons circulaient bien dans le couloir qui menait à cette pièce. Si j’avais murmuré, cela aurait paru louche.
— Je le déteste, mais ce n’est pas moi, répondit Tate.
Je tirai un petit carnet et un stylo de sous mon pull. Tate me regarda faire méfiant. Je fis un signe de tête à Rodney, qui libéra un de ses bras des fers. Le désentraver entièrement aurait fait trop de bruit, et Bones préférait rester prudent. Il ne voulait pas voir Tate en liberté à côté de moi, car il avait peur qu’il préfère me voir morte plutôt qu’avec lui. Il pensait toujours que Tate était coupable, malgré mes protestations.
Je griffonnai rapidement quelques mots sur le papier et le montrai à Tate.
« Je te crois. »
Des larmes lui montèrent aux yeux. Je dus me retenir de le prendre dans mes bras et de le consoler. Il secoua brusquement la tête et Rodney lui tendit le crayon en tenant le carnet pour qu’il puisse écrire.
— Tu sais, je ne te crois pas, mon pote, dit Bones d’une voix venimeuse.
Si jamais quelqu’un nous écoutait, il penserait que Bones répondait aux dénégations de Tate. Rodney jeta un regard dégoûté aux mots que Tate avait écrits avant de me passer le carnet.
« Je t’aime, Cat. »
— J’en ai rien à foutre de ce que tu crois, sale fouineur de Rosbif ! répondit Tate à Bones.
Nous qui voulions que ça ait l’air authentique, me dis-je avec ironie, au moins, de ce côté-là, on est couverts.
— Tu veux savoir ce que je pense, tête de nœud ? continua Tâte. Je pense que tu as mis ta mort en scène pour la rendre folle de chagrin, avant de réapparaître comme par miracle en mettant tout sur le dos du type que tu détestes le plus. Tu cherches une raison de me tuer depuis le jour où tu es revenu dans sa vie. T’en as eu marre d’attendre, c’est ça ?
Je clignai des yeux. L’explication offerte par Tate était vraiment aux antipodes de la mienne.
Bones renifla avec dédain.
— Tu me crois capable de lui faire du mal juste pour avoir le plaisir de te tuer ? Imbécile.
« Ce n’est pas pour ça qu’on est là ! », écrivis-je avant d’agiter le carnet sous le nez de Bones, oubliant que j’aurais pu utiliser la transmission de pensée.
Bones ne prit même pas le temps de regarder.
— Tu n’es pas assez fort pour elle, mon pote, et c’est rien de le dire. Entre nous, conspirer pour me faire assassiner, c’est la chose la plus impressionnante que tu aies faite. En revanche, en maintenant ta version des faits, tu restes le pauvre minable que tu as toujours été et qu’elle ne remarquera jamais. Alors, tu es quoi, un traître, ou un loser pathétique ?
C’était une question piège, bien entendu. En se déclarant coupable, il signait son arrêt de mort ; en continuant à clamer son innocence, il se condamnait, pour reprendre l’image douloureuse de Bones, à disparaître dans les méandres de l’oubli. Il y avait plusieurs points dont je voulais discuter avec lui, mais j’allais devoir attendre.
Tate jeta à Bones un regard encore plus furieux que le précédent, ce qui n’était pas un mince exploit. Bones attendait, un sourire moqueur aux lèvres. J’étais encore en train de griffonner sur le carnet lorsque Tate prit la parole.
— Je voudrais clarifier une chose. Si tu me tues, ce ne sera pas parce que tu crois à ma culpabilité. Je ne t’ai pas donné à Patra, même si j’applaudis des deux mains celui qui l’a fait. Si tu me tues, ce sera parce que tu as peur de la voir un jour partir avec moi si tu ne le fais pas. Alors je te renvoie la question, le Gardien de la Crypte, comment tu veux la jouer ?
Les yeux marron foncé qui avaient d’ordinaire le pouvoir de me faire fondre étaient pour l’instant d’une froideur glaciale.
— Je t’ai laissé une chance de reconnaître tes torts avec dignité. Tu ne l’as pas saisie. Très bien, on fera comme tu veux. Tu resteras enchaîné ici, sans nourriture, sans compagnie, jusqu’à ce que la faim et la solitude aient raison de ton arrogance. Nous verrons bien ce que tu auras à dire dans un bon mois. Laissons-le seul avec ses mensonges et sa lâcheté. Pendant ce temps, je vais profiter de la compagnie de ma femme.
Bones me prit la main. Je résistai suffisamment longtemps pour faire lire à Tate mon message écrit à la hâte tandis que Rodney l’enchaînait de nouveau.
« Je te promets que je trouverai qui a fait ça, mais si quelqu’un d’autre que Bones ou moi entre dans cette pièce, crie aussi fort que tu le peux. »
— Ne t’en fais pas, Cat, dit Tate avec une pointe d’humour. Je ne bouge pas d’ici.
Lorsque Rodney referma la porte derrière nous, je me tournai aussitôt vers Bones. Tu penses toujours que c’est lui ? demandai-je.
Il me regarda, le visage en proie à des émotions contradictoires, aussi déplaisantes les unes que les autres. Finalement, il secoua la tête.
Non.